Épisode 5 : La grande lunette équatoriale de 14 pouces


Le troisième instrument de l’observatoire astronomique de Bordeaux a été pensé par Georges Rayet pour obtenir des observations à grande résolution, en particulier les étoiles doubles. Les étoiles doubles sont des étoiles très proches l’une de l’autre. L’attraction mutuelle qu’elles exercent entre elles les fait graviter l’une autour de l’autre. Environ 80% de la population stellaire accessible à l’observation est constitué d’étoiles multiples, c’est à dire de systèmes de deux ou trois étoiles qui sont manifestement liées.
Pour mesurer les étoiles doubles, il faut un grand instrument équatorial avec un objectif excellent afin d’obtenir le meilleur pouvoir séparateur[1]. Georges Rayet prospecte les différents fabricants d’objectifs de grande dimension et compare leur qualité et leur prix. Le fabricant munichois Sigmund Merz (1824-1908) fait à Georges Rayet la proposition la plus intéressante d’un objectif doté d’un pouvoir séparateur identique à celui de l’observatoire de Poulkova, près de Saint-Pétersbourg, de grande réputation, et ce pour un montant de 15 000 francs. Rayet effectue alors un voyage en Allemagne[2] et visite l’atelier de Merz en 1878. Il y conclut le contrat d’achat d’un objectif de 14 pouces (environ 38 cm) pour une livraison en octobre 1880. Le constructeur français Eichens fabrique la monture qui est terminée par Gautier en 1881 pour une installation fin 1882. Les ateliers du Creusot sont encore chargés de la coupole de 10 m de diamètre. Finalement, après quelques retards, l’instrument est installé en août 1883.

Grande lunette équatoriale fabriquée par Eichens et son objectif de 14 pouces (38 cm) de Merz, sous sa coupole peu après son installation en 1883. Région Aquitaine, Inventaire général – M. Dubau,[2004].

Tour et coupole de la grande lunette équatoriale de l’architecte Miailhe construite en 1881. Région Aquitaine, Inventaire général – M. Dubau, [2004].


G. Rayet fait certainement quelques essais de mesures d’étoiles doubles décrits dans une publication[3], mais les registres d’observation n’en mentionnent guère. Il est probable que le manque de personnels observateurs, le développement d’observations d’étoiles doubles dans quatre autres observatoires français, la lourdeur de manipulation de l’instrument et le surcroît de taches administratives, techniques et scientifiques ait fait abandonner ce projet d’observation à Rayet[4]. Le grand équatorial servira par la suite à la mesure de comètes.
En effet, le jeune Ernest Esclangon (1876-1954) est recruté par Georges Rayet à sa sortie de l’École normale supérieure en 1899. Tout en étant formé à l’observation avec les différents instruments de l’observatoire par Georges Rayet, il soutient sa thèse en mathématiques inspirée des travaux d’Henri Poincaré, en 1904. Esclangon est nommé astronome adjoint et Rayet lui confie en 1905 la responsabilité du service équatorial. Esclangon utilise la grande lunette pour de nombreuses observations de comètes, de petites planètes faisant à chaque fois l’objet d’une publication aux Comptes rendus de l’Académie des sciences de 1905 à 1914 : comètes Giacobini, Brooks, Finlay, Drake, Halley, Kies, Quénisset et leurs différents passages pour certaines.

Ernest Esclangon observant à la grande lunette équatoriale (Cliché collection privée).


Ensuite, l’utilisation de la grande lunette équatoriale est un peu abandonnée pendant la période d’entre les deux guerres mondiales, malgré quelques tentatives par Rougier et Dubois dans les années 1940. L’on doit à Guy Soulié (1920-2015) de s’être attaché, entre autres, à remettre l’équatorial de 14 pouces en fonctionnement et à l’utiliser. Guy Soulié, employé à la SNCF, a été un membre actif de la Société d’astronomie de Bordeaux (SAB) dès que les réunions et activités peuvent reprendre après la seconde guerre mondiale en 1944. Passionné d’astronomie, il met ses compétences électromécaniques pour la réalisation d’instruments d’observation. Il est remarqué par le directeur de l’observatoire, Pierre Sémirot, alors président de la SAB, qui le recrute sur différents postes successivement à partir de 1962. Chargé d’utiliser les différents équatoriaux, il effectue de nombreuses observations et à partir de 1970, il remet en état de fonctionnement l’équatorial de 14 pouces, effectue différentes améliorations. Et publie une dizaine d’articles de coordonnées équatoriales d’un grand nombre d’étoiles doubles et triples mesurées avec l’équatorial de 14 pouces. Parmi ces publications, on note la publication du catalogue des étoiles doubles et triples, destinées au Catalogue d’entrée de la mission HIPPARCOS[5], premier satellite européen destiné aux mesures astrométriques.

[1] Maison-Soulard Laetitia, Histoire d’une réorientation scientifique : l’exemple de l’observation des étoiles doubles, in La (re)fondation des observatoires astronomiques sous la IIIe République. Histoire contextuelle et perspectives actuelles, éd. par Jérôme de La Noë et Caroline Soubiran, Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac, 2011, p 193-214.
[2]De La Noë Jérôme, Georges Rayet, astronome et voyageur minutieux en Europe, in La (re)fondation des observatoires astronomiques sous la IIIe République. Histoire contextuelle et perspectives actuelles, éd. par Jérôme de La Noë et Caroline Soubiran, Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac, 2011, p 315-338.
[3]Rayet Georges, « Positions d’étoiles télescopiques de la constellation des Pléiades », in Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, n° 102, 1886, p. 489-492.
[4]Maison-Soulard, Laetitia, La fondation et les premiers travaux de l’observatoire astronomique de Bordeaux (1871-1906). Histoire d’une réorientation scientifique l’exemple de l’observation des étoiles doubles, in La (re)fondation des observatoires astronomiques sous la IIIe République. Histoire contextuelle et perspectives actuelles, éd. par Jérôme de La Noë et Caroline Soubiran, Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac, 2011, p. 315-337.
[5]Soulié, Guy, Les étoiles doubles et multiples – HIPPARCOS, Publication interne de l’Observatoire de Bordeaux 1986, 2 juin, 10 p.